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Espace Public : Le paysage urbain, entre tâtonnements et promesses de beauté

Dans plusieurs ronds-points et aux entrées de villes tunisiennes, on perçoit un effort, un geste pour affirmer que chaque région possède sa propre identité. À l’entrée de Menzel Jmil, une vague figée en colonne bleutée soutient l’épave rouillée d’un navire surmonté d’un semblant de phare. L’ensemble, bancal et confus, oscille entre bricolage naïf et prétention symbolique.

Ce genre d’«installation» illustre tristement ce qui arrive lorsque l’espace public devient un terrain d’essais mal encadrés, où l’intention suffit à justifier la laideur.

Au Centre Urbain Nord, à Tunis, une silhouette féminine surélevée, les bras ouverts et le visage levé, vêtue d’un costume palestinien stylisé, trône sur un amas de pierres grises.

L’hommage voulu est solennel, mais son esthétique est figée, presque caricaturale, vidée de toute expression véritable.

Là encore, le symbole l’emporte sur la forme, et la justesse artistique est sacrifiée sur l’autel de l’intention militante, étouffant toute tentative de grâce plastique.

La Presse — Pourtant, l’espace public cherche à sortir du béton brut, à tenter une parole, à exister autrement. Mais très vite, le malaise s’installe. Ce n’est pas l’art qui surgit. C’est l’approximation. Et lorsque les critiques fusent, les justifications ne tardent pas : «C’est un jeune artiste, il faut l’encourager», ou encore «C’est en soutien à la cause palestinienne».

Mais depuis quand une cause justifie-t-elle la médiocrité ? Depuis quand l’encouragement remplace-t-il l’exigence ? C’est là toute l’ambiguïté d’un pays qui, trop souvent, confond bienveillance et abdication, solidarité et complaisance. Or, l’esthétique n’est pas un luxe, c’est un langage. Une ville qui soigne ses places, ses formes et ses couleurs est une ville qui respecte ses habitants.

Une ville qui se pense. Une ville qui éduque le regard. Lorsque l’on accepte de défigurer l’espace public sous prétexte de symboles, on banalise la laideur. Pire, on l’institutionnalise. Et ce faisant, on envoie un message clair aux jeunes : ce n’est pas la qualité qui compte, c’est l’intention.

La décoration des espaces publics ne devrait jamais être laissée au hasard. Cela mérite des commissions, une concertation sérieuse, une validation par des professionnels : architectes, urbanistes, artisans, artistes. Il faut que les projets passent par eux. C’est ainsi que l’on garantit la cohérence, la qualité, l’intelligence visuelle d’un lieu.

Ce n’est pas parce qu’un artiste est jeune qu’il faut absolument l’encourager. Regardez autour de vous, presque chaque sculpture posée ici ou là a suscité des critiques virulentes. Non pas par méchanceté, mais parce qu’elles sont objectivement laides, parce qu’elles amochent les villes au lieu de les sublimer. Et ce qui est encore plus grave, c’est que personne, parmi les autorités concernées, ne semble jamais ressentir le besoin de les retirer. Comme si l’erreur était moins grave que l’aveu.

Ce manque d’exigence ne se limite pas à l’espace public ; il reflète un état d’esprit plus général. Cette tendance se retrouve dans les écoles, dans l’espace urbain, dans les administrations. On excuse l’élève parce qu’il est «sensible». On déresponsabilise l’enfant pour ne pas le heurter. On s’apitoie sur les maladresses au lieu de les corriger.

À force de tout justifier, on finit par ne plus rien exiger. Le monde professionnel n’échappe pas à cette dérive : on ferme les yeux sur le travail mal fait parce qu’une personne traverse une mauvaise passe. On évite les remarques de fond pour ne pas «blesser». On tolère l’absentéisme chronique sous prétexte de soucis personnels. On finit par récompenser l’effort d’exister au lieu de valoriser l’exigence du travail bien fait. L’indulgence devient la norme, au détriment de la rigueur et de la compétence.

Ce relâchement généralisé touche aussi le monde de la création, où l’on confond trop souvent encouragement et absence de critique. Il ne s’agit pas de censurer les élans des apprentis artistes. Mais à force de confondre bienveillance et renoncement, on oublie que toute vocation a besoin de cadre, de confrontation, d’exigence pour s’épanouir pleinement.

Il s’agit donc de les encadrer, de leur offrir un accompagnement sérieux, à la hauteur de leurs ambitions, et de celles du pays. Il ne s’agit pas d’exposer leurs premières créations sous prétexte d’encouragement, en les imposant à tous et en amochant l’espace public.

La Tunisie mérite mieux. Elle mérite des œuvres à la hauteur de son histoire, de ses paysages, de la richesse de ses régions. Elle mérite des choix assumés, exigeants, rigoureux. Il ne s’agit pas de brider la créativité ni d’humilier qui que ce soit, mais de faire confiance tout en disant quand ça ne va pas.

L’encouragement n’a de sens que s’il s’accompagne de critiques honnêtes. Sinon, il devient une forme subtile de renoncement. Décorer une ville, ce n’est pas remplir un vide. C’est composer un discours visuel. Chaque détail compte. Chaque forme parle. Chaque installation dit quelque chose de nous, collectivement.

Il est temps que l’espace public cesse d’être un terrain d’essais bâclés ou d’hommages paresseux. C’est un miroir de nous-mêmes, de notre patrimoine, de notre vécu collectif. Et ce miroir, s’il veut refléter notre histoire, notre intelligence et notre capacité à créer du beau, ne doit ni tricher, ni mentir, encore moins enlaidir, mais aussi révéler ce qu’il y a de meilleur en nous.

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